La tendance bio / « organic and local » m'a fait beaucoup cogiter ces derniers temps.
Je prends ici la définition de l’agriculture « bio »
comme une agriculture refusant les molécules issues de la chimie de synthèse.
Par ailleurs cette agriculture tend à privilégier des produits locaux, elle est
liée à des préoccupations diététiques, environnementales et éthiques.
J'ai été agréablement surpris par les produits bio. Aujourd'hui,
concrètement, le bio c'est souvent des produits souvent plus sains, plus variés
et de meilleure qualité que le reste, souvent plus chers aussi. Pas toujours : on trouve des fruits et légumes bio assez pathétiques et décourageants. Mais dans l'ensemble le bio enrichit et diversifie notre alimentation. [NDLR: ma compagne m'informe qu'elle a arrêté d'acheter des fruits et légumes bio, trop souvent moches et rachitiques. Elle achète chez un producteur local qui y va mollo sur les produits chimiques, mais pas bio.]
Dans nos sociétés développées, le bio est à la mode pour de bonnes raisons, et d’autres moins bonnes, mais j’y viendrai. Pour moi, concrètement, c'est un
label de qualité, une forme de luxe. De bons produits, variés, sains. Le bio est souvent lié à des
préoccupations diététiques et environnementales légitimes. C'est en partie une réaction
de bon sens à une agriculture industrielle sans doute trop productiviste, qui a
privilégié la quantité et la commodité par rapport à la qualité (grosses
fraises pleines d’eau ; tomates dures et fades plus faciles à
transporter ; utilisation excessive de produits toxiques pour les
agriculteurs et parfois néfastes pour la population, comme les hormones aux US).
Ca avait du sens, mais maintenant tout le monde a largement de quoi manger et
nos priorités évoluent.
J'ai quand même plusieurs réserves:
(1) Tout d'abord je me méfie de l’égalité
"bio = bon", même si effectivement, souvent, c’est le cas.
(2) Je
trouve que le "bio" est une solution trop radicale et simpliste aux problèmes
de l’agriculture mondiale.
(3) J’ai peur que le « bio » soit l'arbre
qui cache la forêt, une solution agricole à des problèmes politiques et sociaux.
(4) Enfin, le bio est lié à tout un courant irrationnel.
1. Bio c’est bon ?
Je commence par une remarque de bon sens venant de quelqu’un
(moi) qui a de mauvaises habitudes alimentaires : un repas à base de
tomates, de concombres et de riz issus de l’agriculture intensive vaut toujours
mieux qu’un hypothétique repas de frites et du sirop d’érable « bio ».
Je m’empresse d’ajouter que le « bio » est souvent
lié au désir d’une alimentation plus saine et équilibrée. Bio, goût et
diététique vont souvent de pair. De bons légumes bio donnent envie de manger
des légumes. Rien à dire, c’est une bonne chose.
Il n’en reste pas moins que bio et diététique ne sont pas
identiques. Bio ou pas, je privilégie la diététique et le bon sens (même si ma
goinfrerie est trop souvent plus forte que mon bon sens, hélas). Les
statistiques sont formelles : naturels ou non, des lipides et glucides en
excès auront plus probablement ma peau que les composés de synthèse dont on
peut trouver quelques traces dans les aliments.
J’ai fait mon malin en évoquant la merde de vache, mais il y
a déjà eu en Allemagne au moins un cas célèbre de produits bio contaminés par
des bouses. Des gens en sont morts. Dans les pays moins développés, bien sûr,
beaucoup de gens meurent de toxines et d’empoisonnement « naturels »
(bactéries dans l’eau et autres méchantes bestioles). L’absence de produits
« chimiques » (synthétisés par l’homme) n’est pas en soi une
garantie de bonne santé. Notre eau chlorée ne tue pas, contrairement à
l’eau des rivières de bien des pays très peu industrialisés.
2. Une solution simpliste ?
Certains partisans du « bio » en font une solution
globale aux problèmes de l’agriculture mondiale, que ce soit dans les pays
riches ou pauvres. Je ne pense pas qu’on doive faire du bio une panacée
universelle, une solution « one size fits all ». Pas du tout
d'engrais, pas du tout de pesticides, ça me paraît pour le moins excessif. Ca n’est pas une solution unique ou même
prioritaire aux problèmes actuels de l’agriculture mondiale.
Au XXè siècle les engrais artificiels ont permis de nourrir
le monde (synthèse de l’ammoniac par Fritz Haber, 1909). Un tiers des atomes
d'azote dans notre corps viendrait des engrais de synthèse. Ceci ne signifie
pas qu'on doive jurer allégeance à cette technologie ! Mais sans être
spécialiste, je ne pense pas qu'on puisse remplacer un tiers de l'azote dans
les plantes cultivées par des sources "naturelles". A mon sens, dire
qu'on va pouvoir nourrir le monde sans engrais et pesticides artificiels est quasiment
aussi cinglé que dire qu'on va réduire le chômage et satisfaire la demande en
fabriquant à la main ordinateurs et smartphones à partir de produits naturels.
J’exagère un peu mais tu vois l’idée.
Après-guerre, la "révolution verte", c'est-à-dire
l'intensification de l'agriculture dans les pays en voie de développement, a
contribué à nourrir une population en pleine explosion. Bien sûr ces évolutions
majeures ont eu des effets complexes, négatifs et positifs. Mais globalement
cela a permis de nourrir tout le monde. Ceci dit, aujourd’hui et peut-être hier
aussi, les famines ne sont pas causées par des facteurs technologiques mais par
des facteurs politiques et sociaux qu'on ne peut pas résoudre simplement par la
technologie (ou son rejet). En tout cas, oui, le terme "vert" était
employé à l'époque, ça n'était pas encore synonyme de "nostalgie pour le
Moyen-Age".
http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_verte
En France, aux USA, je pense que l'agriculture pourrait
utiliser bien moins d'engrais et bien moins de pesticides toxiques sans pour
autant se les interdire complètement. Encore faut-il que le radicalisme bio ne
conduise pas à négliger des efforts plus modestes mais peut-être plus
réalistes, plus généralisables.
Concernant les pays moins développés : à mon avis le
bio n'est pas la première priorité de l'Afrique par exemple. Les problèmes de
l'Afrique sont plus politiques qu'agricoles ; il faudrait sans doute y remettre
en cause les grandes plantations, restructurer éventuellement l'agriculture.
Ceci dit, il me semble qu’aujourd’hui les petits agriculteurs y ont plutôt pas
assez d'engrais que trop, si bien qu'ils s'échinent pour produire pas
grand-chose. On me dira : ça crée de l'emploi. Un économiste classique rétorquera que si les petits agriculteurs s'échinaient moins dans leurs champs
et produisaient plus, ils auraient peut-être un peu plus de temps et d’argent
pour s'éduquer, inventer d'autres métiers, produire autre chose, s’enrichir et
enrichir le pays. Peut-être… En Europe en tout cas, la révolution agricole a
précédé et accompagné la révolution industrielle.
De même, pour la production locale, s'il est vrai qu'une agriculture trop
spécialisée a des conséquences très négatives, les économistes classiques n'ont
pas non plus complètement tort quand ils considèrent qu'importer des produits y
compris alimentaires est parfois mieux pour un pays (meilleurs produits moins
chers) que produire à tout prix dans un climat pas adapté. De même que le bio
n'est pas la panacée, de même la production locale ne doit pas être une
obligation, il faut trouver un équilibre raisonnable entre autonomie
alimentaire, variété et bon sens économique. On ne va pas s'interdire les
bananes et les ananas, n'est-ce pas ? La variété, c'est aussi des produits non
locaux. Exemple plus criant encore : il y a vingt ans, ma compagne sibérienne ne mangeait pas de fruits l'hiver et a souffert de carences. L'ouverture aux importations semble avoir résolu le problème pour les jeunes générations actuelles.
3. Une démission face aux problèmes politiques et sociaux ?
Le caractère radical du bio vient peut-être d'un manque de
confiance envers les institutions politiques et les normes édictées par l’Etat
: c'est évidemment plus simple d'interdire tout engrais et tout pesticide que
de vérifier tout, de s’inquiéter sans fin des niveaux et composés acceptables
et de la bonne adaptation des règlementations, en se demandant si les lobbies
agro-alimentaires ne réduisent pas à néant les normes proposées.
Jusqu'où doit
aller le principe de précaution ? Faut-il tout interdire ? Je crois à la
négociation, au dialogue scientifique et social, aux normes imposées par l'Etat
ou par un organisme impartial. Si l'Etat ou l'organisme normatif ne sont pas
impartiaux, on a un problème politique ; la solution est politique, il faut se
battre pour un Etat juste et soucieux du bien-être de ses administrés. On peut
s'attrister du fait que le "bio" se substitue en un sens aux normes
sanitaires et de qualité ; on peut y voir la création d'une bouffe à deux
vitesses, "bio" pour les riches et saletés pour les autres. En soi,
là encore, ce n’est pas un argument contre le bio ; là encore c’est un argument
contre le bio en tant que panacée.
4. Des bases irrationnelles
Le bio séduit parce qu’il renvoie à une idée de
« pureté » de la nature, non souillée par la technologie. Mais la
nature est constituée d’atomes, d’ions et de molécules, la biologie est
chimique dans son essence, c’est un des acquis importants de la science d’avoir
prouvé que ce qui fait pousser les plantes et bouger les bestioles et les
hommes n’est pas un « principe vital » indépendant de la matière. Le mot "chimie" n'est pas un gros mot. Il est
irrationnel et arbitraire de penser qu’une molécule synthétisée par l’homme
sera forcément, intrinsèquement plus
mauvaise qu’une molécule synthétisée par la nature.
Il existe toute une nébuleuse de mouvances irrationnelles
qui tendent à vénérer Dame Nature comme une entité purement bénéfique et
soucieuse de notre bien-être qu'il suffirait d'écouter pour être heureux. Soyons
honnêtes : entre le tétanos, la mouche tsé-tsé, la rage et le choléra, la
nature est une salope dont l'humanité a eu beaucoup a souffrir. Nous sommes les
enfants gâtés et ingrats de la modernité, et nous avons tendance à oublier ce
qu’elle nous a apporté. On est souvent dans la pensée magique. Une de mes
amies, très bourgeoise, très bio, végétarienne, amoureuse de stages dans la
nature sauvage bénéfique, a fini par se persuader qu'elle peut reprogrammer son
ADN par la volonté. J'ai aussi un ami dans la même veine "nature
spirituelle et spiritualité de la nature", mais tout va bien, quand il
part voir des chamans en Amazonie il se fait vacciner. Spirituel, mais
pas stupide !
J’ajoute que ce mouvement « spirituel mais pas
religieux » a un côté plus individualiste par rapport aux religions
traditionnelles. Le catholicisme avait au moins le mérite d’enjoindre (parfois)
à l’amour d’autrui, à la solidarité avec les pauvres, tandis que les
« spirituels non religieux » tendent à être plus exclusivement centrés
sur leur développement personnel. Au moins ces individualistes
autocentrés ne sont pas occupés à dresser des bûchers pour les
hérétiques ! C'est l'aspect positif et sympathique de l'individualisme moderne. Mais cette tendance rejoint un peu mes inquiétudes sur le bio comme
substitut à une politique de santé décente, ou encore les polémiques sur les
géants de la Silicon Valley qui semblent pafois s’imaginer qu’on peut résoudre
tous les problèmes sociaux avec des solutions techniques. Nous ne croyons peut-être plus suffisamment au collectif.
Personnellement je considère que ce que la plupart des gens
appellent "spiritualité" c'est un peu les habits neufs de l'empereur,
comme dans le conte d’Andersen, ces habits magnifiques et magiques que seuls les
sages peuvent voir. La science nous met à poil, ça n'est pas très flatteur. A
un moment, il faut avoir le courage d'admettre qu'on est nu. C’est peut-être le
premier pas vers une vie de l’esprit moderne.
Conclusion : Bio c’est bien ?
Je concluerai en évoquant un aspect qui accompagne souvent
des phénomènes irrationnels, en l’occurrence la moralisation de la question : si on croit que Dame Nature est
foncièrement bonne et vaut mieux que le méchant Fritz Haber, la tentation peut
exister de décreter que le bio, c’est le bien, que c’est forcément mieux que l’agriculture industrielle, et de poser le
problème en noir et blanc, considérant que les adversaires du bio sont
forcément vendus aux lobbies par exemple. Ce qui court-circuite un peu le
débat…