mardi 8 avril 2014

Nostalgie post-soviétique (2/2) : "Il n'y a jamais eu de pays plus anticommuniste que l'URSS"

Ma traduction approximative d'une opinion de Olga Toukhanina, parue dans la "Komsomolskaya Pravda" du 29 mars 2014.

Il n'y a jamais eu de pays plus anticommuniste que l'URSS


Notre chroniqueuse évoque les libertés du passé.
 
Ce que je vais dire est paradoxal. Mais je ne connais pas de pays plus anticommuniste que l'URSS. Sérieusement.
 
Peut-être mon expérience est-elle limitée par ma ville de naissance, bien qu'en URSS les gens aient voyagé chez des amis et des parents plus souvent qu'aujourd'hui. J'ai étudié deux trimestres à Odessa, dans un sanatorium-dispensaire. Concrètement j'ai vécu dans deux villes, Novossibirsk et Oust-Kamennogorsk ; j'avais de la famille en Biélorussie et dans l'Extrême-Orient. Et partout où j'ai vécu, on se moquait des idéaux communistes. Ouvertement, à voix haute. La jeunesse écoutait exclusivement de la musique occidentale. Et un peu plus tard, du rock russe underground. Les gens plus âgés s'enregistraient du Vyssotski. Les cinémas étaient presque autant envahis par Hollywood que maintenant. Des titres oubliés de films oubliés reviennent facilement en mémoire : "L'or des McCain", "La Fièvre de la ligne blanche", "La destruction de l'Atlantide".
 
Nous regardions "Les Trois jours du Condor" avec Robert Redford et Faye Dunaway, nous portions des jeans et nous nous échangions des albums de Pink Floyd.
   
On ne mettait plus les gens en prison pour des blagues. Ni pour de la littérature séditieuse. Dans les listes et les réimpressions se trouvaient des livres qui ont ensuite eu un tirage énorme sous la perestroïka : du célèbre "Archipel" à "Tchonkin" et à "Lolita". Il y en avait pour tous les goûts. Mon mari m'a tout de même dit que dans les années 80 à Novosibirsk il y avait un auteur qu'il voulait lire à l'époque, dont il n'avait pas réussi à trouver un seul livre. C'était, si je m'en souviens bien, Alain Robbe-Grillet. Mais, par exemple, "Moscou - Pétouchki" avait été donné à lire à mon mari par son directeur scientifique. A cette époque il fallait faire des efforts considérables pour être un "vrai dissident". Au maximum, c'était l'expulsion du komsomol et de l'université.
 
Et tout cela arrivait sur fond de propagande communiste totale. Chaque jour, chaque heure. Dans la cuisine la radio marmonnait ; à la fenêtre on voyait constamment les tristes affiches de propagande au nez pelé. Dans les écoles avaient lieu des séances d' "information politique", les entreprises offraient des abonnements à la "Pravda". Mais comment la nation la plus adonnée à la lecture (sérieusement !) aurait-elle pu prendre au sérieux les éditoriaux préformatés, alors que la veille au soir la nation avait lu "Cent ans de solitude" ?
 
La nation était imprégnée d'anticommunisme. Non, il n'y avait pas de haine. Seulement un mépris condescendant. Bien sûr, c'est encore pire. On méprisait les idéaux eux-mêmes, on méprisait ceux qui par obligation les portaient vers les masses. Aujourd'hui dans chaque poche traîne un téléphone mobile, à l'époque dans chaque poche se cachait un doigt d'honneur.
 
Tout le monde était anticommuniste, y compris les communistes eux-mêmes. C'est de la bouche d'un professeur de "communisme scientifique" de notre université que j'ai entendu pour la première fois que le pays allait s'effondrer. C'était une espèce de vieillard ridicule, il s'appelait Ivanov. Un vétéran. Et justement il avait servi au NKVD, ce qu'il ne cachait pas (à qui cela serait-il venu à l'idée alors : cacher de telles choses?) Et donc, en 1985, en cours, il nous annonça tranquillement : encore sept ou huit ans d'une telle politique économique, et nous nous effondrerons. L'auditoire souriait, personne ne le croyait. Ses paroles ont été simplement interprétées comme : il n'y aura plus rien dans les magasins.
 
Tout cela n'empêchait pas d'aimer Cuba, par exemple. Les gens aimaient Cuba. C'était romantique. La nation se percevait elle-même avec  une évidente ironie, mais personne ne dénigrait les réussites réelles. La Victoire [de 1945] restait la Victoire, et Gagarine restait Gagarine. Et ce bien qu'on puisse raconter une bonne histoire à leur sujet aussi. Cela avait quelque chose de sain, de juste.
 
Personne ne se souvenait de Staline. Oui, on voyait ses portraits en Géorgie derrière les pare-brises des automobiles, et des sourds-muets les vendaient dans les trains avec des photographies de beautés inconnues en noir et blanc. Staline, c'était le passé. On connaissait Galitch, mais on ne l'écoutait pratiquement pas. Galitch était "rétro". Dans les blagues, le secrétaire général à moustache revenait bien moins souvent que le secrétaire général aux sourcils [Brejnev].
 
Et puis, la déstalinisation a commencé.
 
Et aujourd'hui faites n'importe quelle enquête de rue sur le thème  : que pensez-vous de Staline ? Et les gens vous répondront positivement. Peut-être pas tous les sondés, mais bien la moitié.
 
On veut Staline. A l'époque nous avions un grande puissance unifiée, les usines fonctionnaient, on construisait des routes. Redonnez-nous tout comme c'était avant. Bien sûr les gens ignorent même parfois où et quand a eu lieu la bataille de Stalingrad. Mais ils veulent Staline. Aujourd'hui c'est un personnage de légende. Avec une blanche couronne de roses.
 
Je ne veux pas discuter maintenant de mon opinion sur Staline. Dans l'ensemble je crois qu'à l'époque tout était compliqué, et Staline lui-même n'a pas grand-chose à voir avec un communiste. Il est plus proche d'un Napoléon. Il a fait un coup d'état contrerévolutionnaire de droite, il a exterminé les bolcheviques, il s'est fait tsar -- certes, sans changement de rhétorique et sans recevoir les insignes impériaux.

Mais ceci est une autre discussion.
 
En tout cas, pour tous ces gens avec Staline dans le cœur, ces messieurs les déstalinisateurs n'ont qu'eux-mêmes à remercier.
 

samedi 5 avril 2014

Nostalgie postsoviétique (1/2): "Je ne vis plus dans un pays conquis"

Traduction hâtive d'une opinion de Ouliana Skoïbeda paru le 25 mars dans "Komsomolskaya Pravda", peut-être le quotidien le plus vendu en Russie.

Je ne vis plus dans un pays conquis

Notre correspondante estime que ce n'est pas la Crimée qui est revenue "à la maison" la semaine dernière. C'est nous qui sommes revenus en URSS.

Quand j'étais petite, j'avais été frappée par une ligne de la biographie de Margaret Mitchell (auteur du roman "Autant en emporte le vent"): "Probablement, les traditions familiales, les impressions de sa jeunesse l'amenèrent aussi à l'étrange idée qu'elle vivait dans un pays conquis." Ceci était écrit au sujet de l'Amérique, des Etats du Sud. Dans la guerre entre le Nord et le Sud, le Nord avait vaincu, et Mitchell, comme vous vous en souvenez, était née dans le Sud.

Cette phrase m'avait marquée, mais je ne pensais pas qu'elle deviendrait prophétique pour moi personnellement. Cela n'est pas arrivé d'un coup, mais après N années, quand moi-même j'ai eu un enfant qui a commencé à grandir. Et à poser des questions :

-- Maman, pourquoi l'Amérique a attaqué la Syrie ?

-- Pourquoi on nous parle tout le temps du cours du dollar ? C'est vraiment important, le cours d'une devise étrangère ?

-- Papa, pourquoi l'URSS s'est effondré ? Tu as vécu en URSS ? Mamie me dit qu'en URSS les entreprises fonctionnaient et il y avait une industrie aérienne, et maintenant...

Il a fallu lui raconter le monde bipolaire, la guerre froide, la cinquième colonne, les causes intérieures et extérieures de l'effondrement du pays où nous étions nés. Et les conséquences de cet effondrement : les guerres et la pauvreté des années 90.

Parler de cela dans un langage accessible à un enfant est difficile, chaque mot appelle de nouvelles questions : "Mais pourquoi le budget de la Russie de Eltsine était validé par le FMI ? Et pourquoi..."

Un jour mon mari, n'en pouvant plus, a hurlé : "Parce que nous avons été conquis !"

Tout s'est mis en place. Le goût désagréable du jus "Zouko" et le bâtiment détruit de l'usine dans la ville où vivent mes parents, les séries américaines à la télévision et le suicide d'un officier connu qui n'avait pas de quoi nourrir sa famille. Toutes ces réalités des années 90.

Bien sûr, à partir de l'an 2000 la vie a changé, et beaucoup, c'est pourquoi nous ajoutions toujours que "ça c'est amélioré depuis", "un nouveau gouvernement est arrivé, qui a commencé à sortir le pays de l'administration étrangère", "la Russie a commencé à compter sur l'arène internationale"...

Et la population à l'intérieur du pays a aussi commencé à compter : voici qu'on nous a même rendu notre hymne. Mais dans l'ensemble, expliquions-nous franchement à notre enfant, l'URSS était perdue à jamais. Une autre forme de propriété, un autre système social, l'absence de censure dans la littérature et l'art, ce qui a permis un déluge de livres enfantins avec des fautes d'orthographe...

Dans l'ensemble, c'était un autre pays. La Russie.

Mais la semaine dernière, en écoutant le discours du président Poutine sur la Crimée, j'ai compris que je me trompais. Bouche bée, serrant mon enfant contre moi, je lui ai dit : "Regarde, mon fils, regarde : tu te souviendras de ça toute ta vie..."

Parce que se lancer dans une confrontation avec le monde entier au nom de sa vérité et ses principes, c'est cela l'URSS.

Et être prêts à vivre dans la pauvreté (parce que les sanctions de la communauté internationale signifient la pauvreté), c'est l'URSS. Quand le peuple entier est prêt à marcher dans des bottes en caoutchouc juste pour sauver la Crimée, quand ne pas abandonner ses frères est plus important qu'avoir trente sortes de saucisson dans le réfrigérateur, quand cette honte de la Perestroïka est enfin terminée et que les gens n'ont pas peur même d'un rideau de fer : les fonctionnaires contre lesquels ont été déclarés des sanctions ont généralement ECLATE DE RIRE, et beaucoup de simples citoyens, en plaisantant, ont exigé qu'on ajoute aussi leurs noms sur la liste...

Qu'ils excluent donc la Russie du G8 : c'est triste, mais c'est précisément ainsi, dans l'isolement, qu'a toujours vécu l'URSS.

D'ailleurs les gens n'étaient pas tristes. Ils écrivaient sur les réseaux sociaux : "Je n'arrive pas à croire que je vis cette époque, que je vois cela..."

Non, je ne connais pas d'autre pays comme celui-ci. Bonjour, Patrie. Comme tu m'as manqué.

Maintenant on comprend mieux beaucoup de choses qui se sont passées dans le pays au cours de cette dernière décennie. Il s'avère que notre armée n'est pas en ruine. Il s'avère que nous avons des services de renseignements : de toute évidence, ceux-ci n'ont pas seulement prévu les événements en Ukraine, ils s'y sont préparés. Par exemple, on a interdit aux fonctionnaires de posséder un business à l'étranger. Nous pensions que c'était de la lutte contre la corruption, mais c'était presque une nécessité militaire...

Ma prise de conscience personnelle concernait aussi les formes de propriété. J'ai souvent entendu dans les discours de Vladimir Poutine que la nationalisation, à laquelle beaucoup rêvent encore actuellement, n'est pas un but en soi : il faut que les moyens de production et d'extraction des ressources naturelles reviennent au peuple sous une forme ou une autre, même sous forme d'impôts.
Mais c'est seulement le jour où j'ai lu [...] l'annonce : "Ruslan Baïsarov, sur l'ordre de Kadyrov, construira en Crimée un lieu de villégiature à 12 milliards de roubles", que le lien s'est fait dans mon cerveau.

Je n'avais pas compris pas pourquoi, pendant toute la décennie passée, les gens riches, comme si on leur faisait du tort, partaient à Londres ou investissaient dans le mouvement de protestation. Mais la réponse était simple.

L'Union soviétique, comme l'oiseau Phénix, est renée de ses cendres...

A la télévision, au meeting en l'honneur du retour de la Crimée, aux informations on a souvent entendu que la presqu'île revenait au pays natal, au port d'attache, à la maison.

Mais ce n'est pas la Crimée qui est revenue. C'est nous qui sommes revenus. Chez nous. En URSS.