lundi 16 juillet 2012

Mouvements anarchistes-chrétiens en Russie

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'anarchisme chrétien en Russie sans jamais oser le demander !!!

La veille des élections russes, les filles du groupe punk "Pussy Riot" ont fait irruption dans la grande cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou et ont entonné une "prière punk" anti-Poutine.

"Vierge Marie, chasse Poutine !"
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=ALS92big4TY

Ca fait quatre mois qu'elles sont en prison, en attendant leur jugement pour blasphème : blasphème contre Poutine, blasphème contre une Eglise très conservatrice aux dirigeants bien gras, étroits d'esprits et vendus au pouvoir. Pour l'instant elles semblent bien tenir le coup. Ces femmes sont loin d'être idiotes et se réfèrent à une tradition ancienne. Leur initiative a évidemment de nombreux antécédents, sans parler de solides bases scripturales.



Dans le contexte russe, ça me fait penser au mouvement des "chrétiens spirituels" d'ancien régime, tous ceux qui rejetaient les institutions (Eglise orthodoxe, Etat tsariste). Leur slogan : "une église est faite de côtes humaines". En les étudiant on finit par avoir l'impression que la Russie des tsars, si corsetée par l'orthodoxie, grouillait de ces petites sectes hérétiques, même si en fait ça ne devait pas représenter des populations très importantes. Au XIXe la Russie a été progressivement moins répressive envers ses hérétiques (préférant notamment la déportation aux tortures et aux cachots) et a appliqué envers eux la même stratégie que l'Angleterre trois siècles plus tôt, c'est-a-t-dire qu'elle les a envoyés peupler les colonies : Caucase, Sibérie... Ils y sont encore.
 
Nés au XVIIè siècle d'une opposition assez ridicule à une réforme liturgique, les Vieux-Croyants étaient en fait assez divers. Ils partagent avec les "chrétiens spirituels" le rejet de l'Etat et de l'Eglise orthodoxe, et le désir de mener eux-mêmes leur vie spirituelle, ce qui a longtemps nécessité de s'isoler du monde pour échapper à la répression pouvoirs centraux. En Russie, ça n'est pas la place qui manque, ni l'isolement. (Michel, tu dois connaître les Lipovènes, Vieux-Croyants réfugiés en Roumanie.)
 
Parmi les "chrétiens spirituels", il y avait les "doukhobors" ou lutteurs de l'Esprit, les "molokanes" qui s'autorisaient le lait pendant le jeûne, les skoptsy qui se castraient, les khlysty.
 
Les Molokanes sont parfois comparés aux Mennonites. Rejetant l'Etat et l'Eglise orthodoxe, ils sont dirigés par le conseil des anciens de la communauté. Ils mangent casher et se marient entre eux. Le service est en russe, femmes et hommes sont assis séparément. La plupart ont émigré en Amérique du Nord. Avant cela ils ont connu un schisme et une guéguerre (avec des coups bas : dénonciations aux autorités...) entre les "constants" d'une part, et d'autre part les "sauteurs et bondisseurs" qui avaient eu des visites supplémentaires de l'Esprit saint.

Les Doukhobors ont rejeté l'Etat, les prêtres, les icônes, le rituel, la Bible comme source unique de révélation. Pacifistes, une partie d'entre eux est devenue végétarienne et a renoncé à la traction animale par refus d'exploiter "nos frères les animaux" ; on peut voir des photos de femmes doukhobors tractant la charrue. Ils ont été fortement persécutés par les tsars (cantonnement de cosaques, dispersion) Sous la pression de l'opinion publique internationale, les autorités russes ont fini par les laisser émigrer en Amérique du Nord, principalement au Canada. Tolstoï les a beaucoup aidés, d'abord en agitant l'opinion publique mondiale puis en faisant une souscription pour financer leur émigration.

Les Skoptsy étaient connus pour se castrer afin d'éliminer le péché originel. En fait ils pouvaient avoir un ou deux enfants avant, au total une minorité d'entre eux était castrée. Habillés de blanc lors des cérémonies, is chantaient des hymnes et entraient en extase. Ils ont été jusqu'à cent mille vers 1900.

Les Khlysty avaient renoncé aux prêtres, aux Ecritures et au culte des saints. Chacune de leurs communautés était dirigée par un homme et une femme nommés "Christ" et "Mère de Dieu". Ils insistaient sur l'abstinence et s'adonnaient à la transe collective ou "réjouissance" ; les rumeurs ont bien sûr présenté ça comme des orgies, sans qu'on puisse rien dire de précis.
   
Tous ces gens étaient peu nombreux, quelques milliers ou dizaines de milliers pour chaque petite secte. Leurs mouvements ont des ressemblances évidentes avec les dissidents chrétiens de toute sorte, notamment les colons anglais qui ont contribué à peupler l'Amérique du Nord (Puritains, Quakers, sans parler des Shakers et autres Amish). Les mystiques chrétiens d'occident étaient connus des fondateurs de ces sectes russes, donc les ressemblances n'ont rien d'une coïncidence.
 
 
 
Léon Tolstoï, l'écrivain, était proche des "chrétiens spirituels", de plus en plus en vieillissant. Il fut un bel exemplaire de non-conformisme chrétien. Anarcho-pacifiste, il a fait beaucoup de bruit contre la guerre russo-japonaise ; plus jeune, il avait écrit une nouvelle dont le héros était un brave Tchétchène, musulman au crâne rasé, qui est aimé d'une Russe puis trucidé par les troupes tsaristes. A la fin de sa vie, il méprisait les Français prétentieux et déchristianisés (mais c'était un admirateur de Victor Hugo). Il méprisait aussi l'Eglise orthodoxe, le gouvernement tsariste, et voyait dans la paysannerie misérable, inculte et pieuse le seul mode de vie sain. Séducteur incorrigible, il a fini par haïr le sexe et le mariage ; riche, noble, doué, privilégié, il fut de plus en plus obsédé par la foi et la salvation, s'obstinant à labourer la terre, forçant son cordonnier à lui apprendre comment ressemeler des chaussures, rêvant de tout laisser tomber pour finir sa vie en miséreux. Cette "conversion" d'un bel aristocrate presque normal en un fou de Dieu a dû faire souffrir énormément sa femme. A l'âge de 85 ans il a fini par fuir sa famille et ses privilèges, il s'est évadé, en plein hiver, pour devenir un mendiant ascétique. Quelques jours après, on l'a retrouvé mourant dans une petite gare pas très loin de chez lui. Saint Tolstoï ! Avant de devenir un fanatique, il fut un écrivain majeur, avec une écriture très belle et une vraie finesse psychologique.
 
Bref, nos trois punkettes ont de qui tenir ! Elles citent d'ailleurs l'intéressant Berdyayev, qui fut brièvement marxiste puis anarcho-chrétien. Malgré son mépris croissant du bolchévisme, il est resté ami avec certains dirigeants bolchéviques, ce qui l'a sans doute sauvé. Il tint tête à Dzerjinski une fois, avant d'être expulsé de Russie. Il n'a jamais non plus complètement rompu avec l'Eglise orthodoxe, bien que très critique face à l'institution. Un sacré type.

Je vous incite vivement à creuser !
http://www.dailymail.co.uk/news/article-2171020/A-girl-band-called-Pussy-Riot-anti-Putin-protests-cathedral-theyre-hunger-strike-jail.html?ito=feeds-newsxml
http://pelenop.fr/toutespussyriot/lettre-de-nadezhda-tolokonnikova-depuis-la-maison-darret-n-6/
http://en.wikipedia.org/wiki/Spiritual_Christianity
http://en.wikipedia.org/wiki/Nikolai_Berdyaev
http://en.wikipedia.org/wiki/Lear,_Tolstoy_and_the_Fool

jeudi 19 avril 2012

Sayyid Qutb

Sayyid Qutb (1906-1966), écrivain égyptien, est considéré comme la référence majeure de l'islamisme moderne.

C'est un personnage bien plus intéressant que les savants prédicateurs faiseurs de fatwas. Contemporain de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, il a rejoint le mouvement seulement après la mort de celui-ci. Il fut connu en tant qu'écrivain avant de devenir une figure majeure de l'islamisme. Il n'avait pas une formation religieuse avancée, et certains l'ont accusé d'avoir une connaissance superficielle de l'islam. Dédaigneux de l'islam traditionnel, il a découvert le Coran d'une façon très personnelle, dans les années 40.  Son apport est une vision poétique et grandiose, et certaines idées-clés assez originales.

Son séjour en Amérique en 1948 aurait été un tournant décisif dans sa radicalisation (en fait plus une confirmation qu'une révélation). Il en a rapporté une vision très noire de ce pays : racisme, matérialisme, goût du lucre, superficialité, promiscuité "bestiale" des deux sexes qui se mélangeaient "même dans les églises", mais aussi matchs de boxe brutaux, "mauvaises" coupes de cheveux, absence de goût artistique...

"la fille américaine connaît bien le pouvoir de séduction de son corps. Elle sait que ce pouvoir réside dans le visage, dans des yeux expressifs, des lèvres assoiffées. Elle sait que la séduction est dans les seins ronds, les fesses pleines, les belles hanches, les longues jambes -- et elle montre tout cela et ne le cache pas."
"L'Américain est primitif dans  son goût artistique [...] Le "jazz" est sa musique préférée. C'est cette musique que les noirs ont inventé pour satisfaire leurs inclinations primitives, leur désir de faire du bruit et d'exciter des tendances bestiales."

Il ne fut pas beaucoup plus indulgent envers le monde musulman qu'il jugea retourné à la barbarie pré-islamique.



Elements-clés dans son livre  Signes de piste :

Le monde musulman n'est plus musulman depuis des siècles, il ne suit plus la charia, il est retourné à la jahiliyya, le désordre pré-islamique. La majorité des "musulmans" sont en fait païens.

L'islam n'est pas simplement croyance, il est aussi obéissance. Le Coran n'est pas seulement, pas principalement un livre où on trouve la connaissance, il est Loi, il exige l'obéissance. Croire, c'est obéir. De même qu'un musulman ne doit pas adorer d'autre dieu que Dieu, ce qui ferait de lui un polythéiste, de même il doit obéir à Dieu et à Lui seul.

Par conséquent, on ne peut pas obéir à la fois à l'islam et à des institutions non-islamiques (Etats, parlements... On ne peut pas vivre à la fois dans l'islam et dans la culture non-islamique. Aucun compromis n'est possible entre l'islam et tout ce qui est non-musulman (la "poubelle occidentale"). La loi ne peut venir que de l'islam. Un dirigeant se disant musulman ne l'est pas s'il prétend appliquer des lois créées par l'homme.

Le djihad ne doit pas être seulement défensif, mais offensif. L'islam est universel, la charia est une loi de l'univers au même titre que les lois physiques. L'islam doit s'étendre à l'humanité. Alors tous seront égaux, il n'y aura pas de dirigeants et de dirigés, pas de juges et pas de police, car tous suivront la Loi de Dieu, par définition parfaite, applicable sans la moindre ambiguïté à toute situation humaine. Imposer l'islam, ce n'est donc pas une agression mais une libération, pour les non-musulmans comme pour les "musulmans". Qutb s'oppose à toute autorité non divine ; d'ailleurs, pour lui, chrétiens et juifs sont polythéistes puisqu'ils suivent l'autorité de leurs prêtres


Cette renaissance de l'islam ne sera pas le fait des masses désislamisées, mais d'un "noyau dur", une avant-garde comparable aux compagnons du Prophète. Ces militants seront caractérisés par leur rejet de toute culture non-musulmane, et par leur insistance sur l'obéissance au Coran (non pas objet de culture mais Loi). Ils doivent conserver le sentiment de leur supériorité et s'attendre à une vie de sacrifices : ne seront-ils pas récompensés dans l'au-delà ?



Beaucoup de musulmans traditionnalistes, y compris des salafistes, ont reproché à Sayyid Qutb la dangereuse innovation conceptuelle consistant à étendre le concept de "jahiliyya" aux musulmans "pas assez musulmans". Il s'agissait d'une boîte de Pandore qui a conduit les muslmans à s'excommunier (takfir) mutuellement. Exemple extrême, Abou Zeid a été excommunié en 1993 parce qu'il affirmait que le Coran était créé, et/ou parce qu'il critiquait les taxes spéciales imposées aux dhimmis dans la tradition islamique.


Sayyid Qutb a été comparé à Lénine, pour son insistance sur le pouvoir salvateur d'un petit groupe de rudes précurseurs, pionniers de la révolution mondiale. Sa vision comporte aussi beaucoup de points communs avec les totalitarismes fasciste et nazi : critique de l'Occident décadent et des institutions démocratiques, nostalgie d'un âge d'or, statut de victime et désignation de boucs émissaires (l'étranger, les juifs toujours affairés à leurs noirs complots), désir de purification par l'élimination des éléments étrangers ou impurs... Noter cependant son égalitarisme radical (à la fin de sa vie il était complètement détaché de l'arabisme).

mercredi 18 avril 2012

Prédicateurs égyptiens

Abdulhamid Kishk fut une star des années 70 et 80. Connu pour son humour acerbe, ce prêcheur aveugle attirait jusqu'à dix mille fidèles dans sa mosquée du Caire, dont les agrandissements successifs n'étaient jamais suffisants. Les médias officiels le boycottaient mais ses sermons, enregistrés sur cassettes, circulaient largement, jusqu'à Casablanca ou à Marseille. Il raillait contre la dictature militaire, contre la paix avec Israël, contre la complicité d'Al-Azhar avec le pouvoir. Lui-même était issu de la prestigieuse université. Il était fermement opposé à toute musique, satanique par essence. Il s'est également oposé à toute restriction de la polygamie. Emprisonné une première fois en 1965, il fut interdit de prédication après une deuxième arrestation en 1981.


Mohammed al-Ghâzali, prêcheur et légiste islamique égyptien, s'est en son temps attiré les foudres des wahhabis par son désir de contextualiser l'islam. Déplorant l'agressivité de certains salafistes, il était partisan de la douceur et de la compréhension pour amener ou ramener les individus à l'islam. En revanche, pour les apostats avérés, pas de pitié : « si le gouvernement peine à condamner les apostats, n'importe qui peut se charger de le faire », déclara-t-il dans une fatwa de 1992 à propos de l'assassinat de l'écrivain Farag Foda.



Youssef al-Qaradaoui, égyptien, proche des Frères Musulamns, est aujourd'hui la star inégalée du télévangélisme arabe avec 60 millions de téléspectateurs. En matière d'islam il est une autorité reconnue et mainte fois récompensée, récipiendaire du "prix Nobel saoudien" par exemple. Proche des Frères musulmans, il est fier d'avoir été l'élève du modéré Hassan al-Banna.

Pour lui, l'apostasie peut être punie de mort seulement si elle s'accompagne d'autres crimes, tels "l'incitation à la guerre contre l'islam". L'apostasie est un grave danger, les apostats sont généralement détestables, mais, tant qu'ils dissimulent leur apostasie, allant jusqu'à prétendre qu'il sont restés musulmans, on ne peut rien faire contre eux. (Voir cette fatwa.)

Concernant les droits des femmes, l'excision n'est pas obligatoire en islam. A tire personnel il recommande cette pratique, sauf dans les cas où elle nuirait à la femme physiquement ou psychologiquement.

Pour les homosexuels, la mort par lapidation. La tolérance a ses limites.

Al-Qaradaoui est favorable aux attentats-suicides, même si les victimes sont des femmes ou des enfants, mais seulement en Israël où tous les habitants sont des soldats, ou de futurs soldats, ou mères de futurs soldats. Les attentats ailleurs, par exemple au Qatar où il vit, le révoltent, et il les condamne fermement.

Il a propose une ''journée de colère'' suite aux caricatures danoises, mais s'est ému des violences survenues.

Il n'aime pas les chi'ites qu'il considère comme des hérétiques, mais a su faire cause commune avec eux sur les choses qui comptent : par exemple il a confirmé la fatwa de Khomeyni qui condamnait à mort Salman Rushdie.